Marrakech occupe une place à part dans la mythologie du Maroc. Les films noirs, les écrivains William Burrough et Jean Genet, ont popularisé le romantisme trouble de Casablanca et de Tanger, villes portuaires cosmopolites. Marrakech, quant à elle, a été fondée vers l’an mil pour réceptionner les caravanes qui, depuis Tombouctou, avaient bravé le désert et la montagne afin d’apporter l’or et les esclaves de l’Afrique Noire. En ces temps de gloire pour l’Islam, avant que le Sultanat ne parte s’installer à Fès, c’était aussi le point de départ des fabuleuses conquêtes des dynasties Almoravide puis Almohade. Au portes de la ville, une fois par semaine, se tenait un vaste marché dans le tournoiement des chevaux et la poussière à hauteur d’homme. Depuis les murailles, on pouvait admirer les lourdes caravanes serpenter en empruntant les fonds asséchés des oueds, crevasses laissées par les pluies d’automne.
On quitte le monde réel
On désigne par l’expression «riads» ces riches villas marchandes de la médina, ou de son pourtour, dotées selon une tradition méditerranéenne d’un jardin intérieur d’agrément, le riyad. Elles sont de style hispano-mauresque, c’est-à-dire qu’à un extérieur austère correspond un intérieur certes sobre, mais luxuriant, confortable et frais. Les pièces ne sont pas reliées par des couloirs mais par l’espace central. Elles sont également hautes de plafond. Le voyageur ressent toujours un peu d’étonnement lorsqu’on lui sert le thé dans ces longs salons étroits typiques de la demeure berbère. Il faut comprendre qu’ils servent la même fonction hiérarchique que les tables longues des châteaux européens, dans un monde où l’on s’assoit volontiers à même les tapis. D’où aussi, les omniprésentes tables basses. Et les lustres dont rien ne contrarie l’exubérance verticale. Le voyageur se gardera par contre de se perdre en contemplation devant les prouesses de l’art décoratif berbère, des «arbres de vie» aux frises abstraites, parce qu’il pourrait bien en oublier le boire et le manger. Un univers d’alcôves, de murs en tadelarkt, de plafonds à caissons réalisés en cèdre odorant… de ciels d’étoiles en stuc, de motifs inextricables, et même de colonnades et d’arcatures… auquel on accède bien souvent par une porte cochère au détour d’une ruelle envahie par les ombres. On quitte alors le monde réel.
Le Riad Bab Firdaus
Jusqu’à leur restauration, ces maisons traditionnelles avaient mauvaise réputation. Comme les résidences méditerranéennes en général, elles sont conçues pour l’été, la sècheresse, et non pour la saison froide et ses pluies diluviennes. Or, Marrakech est au pied des montagnes… La palmeraie ne doit pas tromper : le raffinement des civilisations mauresque et berbère est à la mesure du rude pays auquel elles durent se confronter. L’architecture berbère est d’abord une architecture de châteaux et de bourgs fortifiés. Pourtant… Quelle grâce une fois franchi les murs, quelle hospitalité ! D’abord, si les riads remontent aux brumes du temps, et invitent à s’abstraire de son époque, ils n’en sont pas moins dotés d’un confort tout contemporain. Voire un peu au-delà. Prenons le riad Bab Firdaus, situé à l’une des pointes du triangle magique de la médina, en face du Palais Bahia, au nord de la place des ferblantiers. Son nom signifie «Portes du Paradis», rien de moins. Cet ancien palais fut, en une époque nostalgique qui habite encore quelques vieillards vêtus de blanc, le salon de thé le plus huppé de toute la vieille ville. Au Maroc, conduire est une fête : lorsqu’enfin, le taxi brinquebalant daigne vous déposer devant les grandes portes en bois, au terme d’une lutte de tous les instants contre les autres véhicules et la traversée périlleuse de rues médiévales, vous êtes accueilli par vos nouveaux meilleurs amis, le calme et la fraîcheur… Le riad tient serré en son sein deux patios, autour desquels il déploie ses charmes cachés au monde extérieur. Les treillissages, les grilles en fer forgé, les moucharabiehs passent la lumière au tamis ; et ainsi, de balustrades en salons au plafond de cèdre, d’une suite immaculée à un hammam, de bains en massages, les épaules s’affaissent, et vous tombez l’armure poussiéreuse.
Autant de petits royaume
Depuis le Bab Firdaus, l’ensemble de la médina vous tend ses bras sinueux. Vous y êtes. Oubliez les monts de l’Atlas, pour y aller il vous faudrait une autre vie. Allez à la place Jema El Fna, en marchant dans la rue Bahia en direction de la Koutoubia levez la tête, à droite en sortant, dans le sens de la rue, puis en remontant toujours sur votre droite, de façon à faire un angle, par une des rues plus petites. La deuxième, sur Mellah, est la plus directe. Puis une fois atteint cette place enchanteresse à l’étrange plan en forme de flèche (la pointe vise en effet la Koutoubia), d’un pas décidé, perdez-vous. Peu importe la direction, vraiment. De toute façon vous passerez par la Koutoubia. D’un pas décidé, donc, et même d’un pas qui ne menace pas de mollir ; car visiter la vieille ville, c’est tracer des spirales, et puis des spirales, talonné par ce cher vieux Stendhal et son syndrome. Il y a, à la base de ce souk, justement, une organisation rationnelle : les rues étroites sont divisées en métiers, qui sont autant d’échoppes donnant sur des ruelles dépourvues de trottoirs, mais abritées du soleil par un toit qui laisse passer des raies de lumière, usuellement réalisé en palmes pour une raison évidente. Après, c’est le chaos des sens. Entre la dextérité stupéfiante des ciseleurs assis par terre et recourbés sur leur ouvrage, les sacs immenses sacs d’épices offrant leurs couleurs pures, le tohu bohu des conversations trop fortes recouvrant les bruits précis de tous les artisanats… Ah, et les odeurs. Chaque odeur est un petit monstre qui ne vous laisse pas en paix sur les quelques mètres où elle règne sans partage. Ca peut sentir le safran, comme le «chocolat» employé dans l’ancien procédé de soudure. S’il en a la possibilité, après la visite de rigueur à la tour de la Koutoubia, pointe spirituelle du compas marrackchi, le voyageur avisé se faufilera du côté des bacs de teinture et des métiers à tisser, moins évidents d’accès car ce sont autant de petits royaumes constituant une ruche dont les alvéoles sont des cours intérieures. Certains métiers peuvent avoir deux siècles d’âge, comme le laisse supposer leur bois, les tentures et les tapis qui en sortent n’en sont pas moins éclatants. Mais ce n’est pas la fin. C’est le début d’un labyrinthe d’escaliers et de courettes qui mènent aux terrasses et à cette vue si souvent peinte par Majorelle. Au loin, l’Atlas…
Riad Bab Firdaus - 57 rue Bahia - Marrakech Medina, Maroc